Écarter l’intention: c’est une approche à laquelle je reviens souvent. Si l’écriture coulait toujours comme de l’eau, ce serait simple… mais il vient souvent des moments où l’on hésite, où l’on s’embourbe. Des moments de paralysie, au pire. Comment aller de l’avant, dans ces cas-là?
Parfois, le problème, c’est l’intention. On veut toutes sortes de choses; on veut trop. Les intentions varient d’une personne à l’autre et d’une œuvre à l’autre.
Vous voulez que votre œuvre soit réussie. Vous voulez la voir sur les tablettes des librairies. Vous voulez mettre du pain sur la table et, idéalement, du beurre sur le pain. Ou épater la critique et remporter des prix. Ou vous voulez passer un message. Vous voulez devenir le prochain Patrick Senécal ou le prochain Michel Tremblay. Vous voulez distraire les gens, ou les émouvoir. Vous voulez qu’on reconnaisse votre génie et que tous ceux qui se sont moqués de vous soient jaloux de votre succès. Vous voulez qu’on adapte votre œuvre au cinéma. Vous voulez trouver comment exprimer l’essence même de l’existence et la partager avec vos semblables…
Ces « ou » ne sont pas exclusifs: souvent, les intentions se combinent, s’accumulent. Ça pèse et, souvent, ça peut se traduire en blocage. Si on frappe un mur dans l’écriture d’un roman ou d’une nouvelle, on peut essayer de se cogner la tête contre ce mur jusqu’à réussir à briser celui-ci. Règle générale, ce n’est pas le mur qui en souffre le plus…
C’est pourquoi je trouve utile de se donner des moments où l’on écrit sans réel objectif. Je vous propose ici quelques manières de faire. La première est utile si l’on tient à travailler sur un projet précis sur lequel on n’arrive plus à progresser; les autres peuvent servir n’importe quand, que l’on ait un projet en cours ou non.
l’écriture exploratoire
Toute fiction est vaste. Après tout, chaque fois que l’on met un personnage en scène, on prétend que celui-ci a tout un vécu derrière lui. Si l’on situe notre roman dans le futur ou dans un autre monde, on prétend que le monde de notre histoire est aussi complet que le monde réel, même si on n’en montre jamais tout.
Supposons que votre protagoniste s’apprête à rencontrer son ennemi juré dans une usine désaffectée… et que vous n’arrivez pas à trouver comment aborder cette rencontre cruciale. Voilà des heures que vous cherchez. Pourquoi ne pas aller voir ailleurs un peu? Votre fiction est vaste, elle est sûrement pleine de recoins intéressants qui n’ont rien à voir avec l’intrigue qui vous embête.
Ouvrez un nouveau document, ou trouvez un cahier ou une feuille brouillon, et écrivez quelques paragraphes en vous disant bien que vous ne chercherez pas à les publier. Écrivez de quoi avait l’air une journée de travail dans cette usine du temps où elle était ouverte. Racontez comment ce que ce fameux ennemi juré a entamé sa journée: où était-il, qu’a-t-il mangé pour déjeuner? Écrivez un rêve récurrent de votre protagoniste, ou placez-le dans une situation invraisemblable pour voir comment il réagit. Ou encore, choisissez un autre personnage qui n’apparaît pas dans cette scène, et écrivez-lui un souvenir d’enfance. Pour le plaisir d’écrire et d’inventer, simplement. Pour voir ce qui en ressort. Sans autre intention.
Peu importe le résultat, vous aurez au moins écrit quelque chose: c’est de l’entraînement, ça compte. Mieux: vous aurez étoffé une petite portion de votre monde fictif, vous l’aurez rendu un tantinet plus concret. Peut-être même aurez-vous retrouvé un peu de confiance et acquis de l’élan, assez pour vous aider à passer par-dessus ce qui vous bloquait. Plus tard, aussi, vous pourrez vous permettre de revenir sur le résultat de votre écriture exploratoire et la relire avec intention, pour voir s’il n’y aurait pas là après tout une phrase, un trait de personnage, une idée qui pourrait trouver sa place dans votre œuvre. Si oui, tant mieux, c’est un bonus. Mais gardez en tête que l’exercice en vaut la peine pour lui-même, peu importe s’il ne produit rien de publiable.
(C’est aussi un bon exercice à essayer en début de projet, pour étoffer l’univers de votre histoire avant d’entamer réellement l’écriture de celle-ci.)
les esquisses en rafale
Parfois, la vitesse peut vous aider non seulement à écarter ce qui vous bloque, mais aussi à vous éloigner de vos habitudes, de vos clichés personnels.
Choisissez un sujet: quelque chose de simple et d’anodin. Une chaise. L’électricité. Les hôtels. Les chants d’oiseaux. Ou les avions, disons. Songez-y et écrivez ce qui vous vient. Juste une esquisse, un fragment, pas besoin d’en faire une histoire, pas le temps. Écrivez:
« Les sièges sont tous identiques mais chaque passager est inconfortable différemment. »
C’est mince mais c’est une notion, un petit jeu de contraste aussi. Une autre esquisse:
« Les avions sur le tarmac comme autant de grands bélugas métalliques, patients, dociles. Au-dessus, la mer est sans nuages. […] »
Et ainsi de suite: un bon gros paragraphe de description dans lequel vous aurez peut-être essayé le genre d’images que vous hésitez à vous permettre quand vous visez la publication. Ne vous y attardez pas, vous aurez tout le temps d’évaluer après. Écrivez une autre esquisse, une autre encore, des esquisses-éclair, un angle différent chaque fois. Variez le ton, la saveur, les techniques. Et encore:
« Nous nous étions rencontrés devant les toilettes au fin fond de l’avion. Heureux de se dégourdir, minusculement ivres de cette très relative liberté. […] »
Et voilà que c’est une histoire qui veut naître. Ce n’était pas le but de l’exercice: il n’y avait pas de but sinon écrire. Mais si jamais une histoire se présente, si ça clique, aussi bien voir où ça mène. Même si ça vous amène à écrire deux pages, même si ça casse le rythme de votre rafale. Il n’y a pas de règles absolues ici. Profitez de l’inspiration si elle se présente.
Parfois, un personnage naît ainsi, ou une nouvelle complète. Souvent, ça ne donne rien d’utilisable. C’est le processus qui compte: exercer votre spontanéité et vous rappeler que vous avez le droit d’écrire n’importe quoi.
les sujets imposés
Une autre manière de vous amener à écrire ce qui ne viendrait pas autrement: le hasard.
Choisissez une lettre et écrivez rapidement une foule de mots commençant par cette lettre. Violon, vapeur, valeur, vigilant, vie, vache, Valium, vélocité, vin… Assurez-vous d’avoir une liste assez longue et variée (noms, adjectifs, du concret comme de l’abstrait).
Puis, quand vous avez envie d’écrire en faisant table rase, sans objectifs ni préparatifs, choisissez deux mots au hasard et écrivez une esquisse combinant ces deux mots. Vous pouvez prendre votre temps et écrire quelques paragraphes, voire une page ou deux. Ici, la vitesse ne compte pas, bien qu’on gagne à favoriser la spontanéité tout de même. Face à deux idées disparates, votre cerveau cherchera vite à établir un lien. La combinaison de « violon » et « vapeur » peut vous inspirer l’histoire d’un fantôme émergeant d’un violon, ou la description du parfum de nostalgie émanant d’un instrument antique, ou le récit du concert d’un orchestre steampunk… Soyez à l’écoute, puis explorez dans la direction qui vous est venue. Écrivez une longue description, une petite histoire, un portrait de personnage. Une esquisse savoureuse dans laquelle vous laissez se déployer l’idée qui vous est venue, aussi saugrenue soit-elle. L’important, c’est que ça vous amène ailleurs, loin de vos soucis, loin de vos blocages.
pas d’écriture, pas d’intention
Et si rien ne fonctionne? Aussi bien vous offrir une pause. Allez prendre une marche. Chemin faisant, vous pouvez réfléchir à votre histoire, ou carrément essayer de l’oublier: vous ouvrir à tout ce qui n’est pas votre histoire. Ça aère l’esprit. C’est utile.