En tant que conteur, j’ai surtout à mon répertoire des histoires contemporaines de mon cru. Quand il m’arrive de m’essayer à adapter un conte traditionnel, ça tourne souvent en exercice de résolution de problèmes. J’en ai parlé il y a longtemps dans un billet sur le blogue Fractale Framboise : « Réadaptation d’un squelette », maintenant disponible ici. Si vous ne l’avez pas lu, je vous l’encourage à le lire d’abord, mais ce n’est pas essentiel. Ce qu’il vous suffit de savoir : je racontais une histoire où un homme se retrouve aux prises avec un squelette et où, vers la fin, les damnés sortent pour danser. Sentant que l’histoire ne « cliquait » pas tout à fait pour moi, j’en ai déterré une foule de versions jusqu’à trouver une piste qui allait me permettre de la rafistoler à mon goût.
Je trouve dans ce processus une liberté paradoxale. D’un côté, on ne peut pas faire n’importe quoi d’un conte traditionnel : on doit en respecter l’essence. De l’autre côté, à force de fouiller, on finit souvent par en trouver une foule de versions divergentes, y compris certaines qui semblent nées d’une hybridation avec un tout autre conte. Comme les détails peuvent varier beaucoup entre ces versions, on peut alors se sentir libre d’utiliser ceux qui s’agenceront le mieux pour former une version qui sera la nôtre.
Le parcours du malchanceux
C’est un peu ce qui est arrivé avec une histoire que j’ai adaptée depuis. Voilà déjà plusieurs années que je conte avec bonheur ma version de « l’homme qui partit trouver sa chance ». Je l’ai croisée déjà sous bien des formes, chez bien des conteurs et conteuses (en commençant par Kathy Jessup). Dans les versions qui m’ont le plus inspiré, l’homme part demander à Dieu pourquoi il est si malchanceux. Il rencontre en chemin des individus qui lui confient chacun une question, et il finit par leur apporter chacun une réponse. Quand à la réponse à sa propre question… c’est ce qu’il en fait qui constitue le principal intérêt du conte, et je ne vais pas en trahir la surprise ici.
C’est une chose d’écouter, mais pour raconter une histoire à mon tour, je ressens le besoin de l’examiner davantage : pour en comprendre le contexte et les implications, et pour la sentir assez solide pour porter dix ou quinze minutes de spectacle.
Face aux diverses versions récoltées, des questions me sont venues. (Si vous voulez pouvoir lire ou écouter une version de ce conte un jour sans trop vous casser la tête, ne vous gênez pas pour sauter le paragraphe suivant et passer aux conclusions que j’ai atteintes.)
Où habite Dieu, et comment notre homme le sait-il? J’avais retenu que, à l’époque où se déroulait l’histoire, chacun avait le droit de poser à Dieu une question. Or, l’homme rencontre un arbre qui parle et qui lui confie une question à poser : est-ce à dire que Dieu reconnaît aux plantes le droit de l’interroger mais ne leur a pas donné la capacité d’aller le faire elles-mêmes? L’homme rencontre une femme triste puis lui apprend que, selon Dieu, elle a besoin de compagnie. Elle s’empresse de proposer à l’homme de rester auprès d’elle : l’histoire insinue-t-elle qu’une femme est incomplète sans un homme? (Et c’est sans parler de la version où l’on dit carrément qu’une femme ne peut pas gouverner…)
Puis il y a ce Dieu. Il existe tant de variations, racontées dans plusieurs pays différents, qu’il est difficile de trouver à cette histoire une origine exacte. Ce Dieu était-il d’abord Allah? Peut-on en faire le Dieu chrétien? Certaines version en font un génie, ou la chance personnifiée de notre malchanceux; ça marchait moins pour moi. Notons au passage que ce conte comporte un motif bien connu et classifié, présent également dans « Les trois poils d’or du Diable » où c’est, justement, le Diable qui détient toutes les réponses. Une piste qui aurait pu apporter à ma version une tout autre saveur… (Voir les codes ATU460A et ATU461, je crois, si vous connaissez l’index Aarne-Thompson-Uther.)
Étant agnostique – convaincu de ne pas être convaincu de l’existence de Dieu –, j’ai pris le temps de me tâter. Autant je trouve Dieu problématique quand on l’utilise comme prétexte pour trucider des gens qui ont le mauvais goût d’être un peu différents de soi, autant il me fascine comme mythe, comme élément d’histoire…
Éric Gauthier, théologien à deux cennes
Mais revenons à notre squelette.
J’aimais ce conte-là en partie pour ses images fortes : la terre s’ouvre et les damnés en sortent, tout enflammés, pour danser au son d’un air de violon joué par un squelette. Ça ferait une bonne couverture d’album heavy metal.

Cependant, si je réfléchissais à cette image… Il faut bien que ces damnés sortent de l’Enfer; l’Enfer constitue une punition, et cette punition aurait été décrétée par, eh oui, le bon Dieu.
C’est une chose d’écouter, ou de regarder. J’aime bien l’Enfer quand c’est Black Sabbath qui l’évoque. Je me plais à croire au Diable et aux démons quand ils sévissent dans The Exorcist ou Hereditary. (Et j’ai une affection particulière – et paradoxale, j’avoue – pour le « yâb » de nos contes traditionnels québécois.) J’arrive à y voir un deuxième degré, un exercice d’imagination. « Ne serait-ce pas effrayant si le Diable existait et possédait une fillette? » Oui, je veux bien embarquer : par jeu, en quelque sorte, même si, pour certains des créateurs impliqués, il y avait là une expression de foi. Dans bien des cas, je peux aussi respecter cette foi, me mettre dans leurs souliers le temps d’une histoire.
Par moments, j’ai de la difficulté à embarquer, par contre. À écouter chanter, par exemple, « La fille aux enfers », complainte où la damnée en question avise sa soeur de ne pas « jouer aux amants volages » sous peine de la rejoindre dans les flammes. Je trouve important qu’on n’oublie pas le folklore : mieux, qu’on le célèbre et qu’on le vive. Simplement, le bon Dieu ne me paraît plus si bon si, comme on le croyait du temps de mon squelette, il possède un immense barbecue où flambent éternellement les suicidés, les femmes qui baisent avant d’être mariées, et j’en passe. De chanter cette complainte, c’est d’y prêter sa voix, d’y mettre de l’âme : ça peut se faire, mais je trouve que ça appelle une forme de préface.
Rechute d’un squelette
En racontant ma nouvelle version du conte du squelette, il m’a bien fallu reconnaître que j’avais de la difficulté à bien rendre la danse des damnés vers la fin de l’histoire. Et c’était dû en partie à ce qu’ils représentent. En les mettant en scène avec ma voix et mes gestes, j’avais un peu l’impression de propager une vieille morale trop répressive. Même sachant que la majeure partie de mon auditoire allait le prendre au deuxième degré, avec un gros grain de sel. Par écrit, j’ai l’impression de mieux pouvoir installer moi-même ce deuxième degré : en calibrant le ton et le vocabulaire, en créant un narrateur qui ne soit pas moi, et ainsi de suite. À l’oral, j’ai généralement besoin d’être moi, de dire ma vérité et d’y croire.
Notez que je ne reproche rien à mes confrères et consoeurs qui racontent de telles histoires. Beaucoup trouvent leur voie : en incarnant un personnage, en offrant une mise en contexte, en se positionnant par rapport à leur matériel de manière à y trouver un équilibre… équilibre que ne me sentais pas en mesure d’atteindre.
Je me suis résigné. J’ai cessé de raconter cette histoire. Rien de dramatique là-dedans. Il n’y a pas que les contes qui évoluent à force d’être contés: la relation entre le conte et son conteur évolue aussi. Il arrive qu’on se lasse, qu’on se brouille, qu’on se retrouve aussi. On trouve d’autres histoires. J’ai su me faire plaisir, dernièrement, en mettant en scène un tout autre squelette, dans un roman à la couverture… pas tellement heavy metal, mais fort satisfaisante, je trouve.
Quant à ce vieux squelette que j’avais réadapté, il se peut que j’y arrive à nouveau un de ces quatre. Je sais où se trouve le problème, et à vous en parler ainsi, il commence à me venir des pistes de solution… Je vous en redonnerai des nouvelles si ça aboutit.
Le malchanceux s’en tire mieux
L’expérience ne m’a pas découragé du conte traditionnel pour autant. J’ai travaillé sur l’histoire du malchanceux… mais comment m’accomoder de ce Dieu qui l’attendait au bout du chemin? J’ai réglé la question en le gardant mais en le renommant. J’en ai fait « le Créateur » : pas très différent, mais ça le ramène pour moi à son rôle le plus intéressant, un rôle que partagent Allah, le Dieu chrétien et bien d’autres divinités encore. Il n’est pas là pour juger ou administrer des châtiments : il crée. Et, ayant créé, il répond à des questions.
Ainsi ai-je pu trouver ma voie dans cette histoire. J’ai exploré les autres questions qu’elle m’inspirait. J’en ai résolu certaines en pigeant des éléments dans diverses versions : un jardinier que j’ai changé en jardinière, une tortue dont j’ai fait plutôt un vieil homme « tortuesque », renfermé dans une carapace métaphorique. J’ai pris plaisir à laisser flotter d’autres questions. Puisque le Créateur semble tout savoir, sait-il comment chaque être réagira en recevant la réponse à sa question? A-t-il doté ces êtres de libre arbitre, et pourquoi? Je laisse à mes auditeurs la possibilité d’y réfléchir – ou non. (Je repense à Dan Yashinsky et à son histoire du vieux sage auquel on avait posé une grande question et qui répondait à peu près : « Pourquoi voudriez-vous échanger une question si riche pour une bête réponse? ».)
Ayant trouvé les éléments qui fonctionnaient pour moi, j’ai ajouté une innovation : une partie de billard. Incongrue, oui, mais elle fonctionne dans le contexte de ma version de l’histoire, et elle en devient un peu ma signature.
Ce fut un travail graduel. J’en ai accompli une bonne portion avant de raconter l’histoire une première fois, mais il m’a fallu ensuite raconter plusieurs versions successives et bénéficier des conseils de divers auditeurs, dont les membres du Cercle des conteurs des Cantons-de-l’Est, Jean-Michel Hernandez lors de son atelier, et ma conjointe à l’écoute bien aiguisée.
Au bout du parcours, j’ai pu amener mon malhanceux à une conclusion satisfaisante – pour moi, du moins. Mais le parcours, au fond, n’est jamais terminé. Le malchanceux et son histoire évolueront avec moi: c’est là l’un des plaisirs du conte.