Je ne suis pas certain comment c’est arrivé, mais je semble être sur le point d’atterrir en France. Je vous écris de l’avion, qui se dandine un peu en ce moment alors qu’il amorce sa descente vers Paris. Le bout d’aile et le coin de ciel que j’arrive à voir de mon siège sont d’une sorte de bleu nacré, délicat. Il y a vingt minutes, pas plus, j’aurais qualifié cette vision d’irréelle, mais il y a dans ces couleurs et dans la lumière solaire une sorte de persuasion douce: oui, oui, c’est réel… J’ai bu mon café et de ce fait embarqué dans cette fiction que nous propose l’équipage, à savoir que nous avons atteint un bon moment de la journée pour déjeuner et nous adonner à des activités matinales. Au diable mon horloge interne: d’accord, c’est le matin, d’accord, tout est normal.
C’était pas vrai, ce que je vous disais au début. Je sais comment je suis arrivé ici. Ce n’est pas la première fois, j’ai compris comment ça fonctionne. Mon éditeur veut que je participe aux Utopiales — festival international de science-fiction — pour présenter mon dernier roman aux Français. Je ne vais surtout pas le contredire. Simplement, tout jusqu’ici me faisait un peu l’effet d’un tapis roulant, inexorable, chaque étape me déposant dans la suivante et jusque dans la zone internationale de l’aéroport dont on ne peut revenir, dont on n’est censé sortir qu’en poursuivant la fuite vers l’avant jusque dans l’avion, jusque sur un autre continent.
Voilà combien j’aime la littérature. Assez pour changer de continent.
J’ai bien sûr mis mon ordinateur en mode avion. Me suis mis moi aussi en mode avion. Mon mode avion consiste, on dirait bien, à étudier les surfaces et les gens d’un regard méfiant; à boire de l’eau chaque fois qu’il en passe, comme si nous traversions un désert; et, pour un vol de nuit comme celui-ci, à prétendre que je suis là pour dormir alors que les autres passagers se croient au cinéma. Nous avons chacun un écran contenant des douzaines de films et d’épisodes de séries télé, et des vues 3D de l’avion survolant le globe, et des jeux – et des publicités.
Au début, j’ai joué un peu aux échecs, pour tuer le temps avant le repas. Suis rouillé, mais on s’essaie. Au plus bas niveau de difficulté, l’ordinateur s’est empressé de sortir son roi qui, effaré que j’en profite pour l’attaquer, s’est mis à parcourir l’échiquier comme une poule sans tête. L’ai vite achevée, la pauvre bête. J’ai passé au billard mais m’en suis vite lassé aussi. Il devrait vraiment y avoir un niveau de difficulté supérieur où les boules réagissent aux mouvements de l’avion. Les occasions manquées, ça m’attriste.
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Ma chance tient. Non seulement on m’offre la France, mais notre avion est arrivé à l’heure et notre train n’est pas affecté par les grèves de la SNCF. Nous sommes quelques-un à tenter l’aventure orchestrée par la maison d’édition: quatre, déjà, sur ce vol et ce train. L’un de nous est un habitué alors je me laisse guider, docile.
Le décalage horaire se fait sentir; je poursuis mes efforts pour croire en ce qui m’entoure. Je me sens comme un roi évadé. Mes défenses sont loin derrière.
Dans le wagon-restaurant, on m’informe que la machine à café est brisée. Je retire ce que j’ai dit par rapport à ma chance. Tout est affreux, il n’y a plus de café, il n’y a plus d’espoir.
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Me voici rendu à Nantes. Ayant bénéficié de doses convenables de sommeil et de café, je vais mieux. Prêt pour la suite.
Les voyages, ça change le mal de place. Le mal, c’est moi, parti infecter les Français avec mes histoires bizarres.
Je débute ce premier matin nantais en réglant des courriels et rédigeant des documents qu’on me réclame. La shop ne ferme à peu près jamais, que je sois à la maison ou en France. Ça va, on s’y fait. C’est un peu de là, je crois, que venait mon sentiment d’irréel au départ : chez moi, j’avais atteint un bon rythme de travail et il a fallu que je m’y arrache pour prendre un avion. Mais voilà, le travail me suit de toute façon.
Le boulot terminé, je sors marcher. Une ville, ça se découvre en marchant. Ça s’apprend, ça s’apprivoise. Entre mon hôtel et la Place Royale, il y a des trottoirs larges puis des rues piétonnières. Les gens y circulent en tous sens, à pied ou en bicyclette, et je peine à saisir le rythme, la mélodie. J’ai l’impression de marcher faux, mais je m’améliore.
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Les Utopiales démarrent. Je ne vous en dresserai pas ici un compte rendu détaillé : c’est surtout l’expérience du voyage que je veux partager avec vous. Ce que c’est d’être un auteur en festival. (Vous trouverez à la fin quelques bons liens permettant de vous faire une meilleure idée du contenu des Utopiales cette année.)
En ce premier matin – malgré les annulations de trains –, il y a foule devant la scène Shayol, dans l’espace central du festival, pour la « leçon du Président ». J’écoute Roland Lehoucq parler des voyages sur la Lune, puis c’est mon tour de monter sur la grande scène pour une table ronde sur la cryptographie. On a décidé de me plonger dans le bain sans tarder.
J’essaie d’offrir quelques interventions intéressantes (« encryptées en utilisant l’accent québécois », les ai-je avertis). Puis je passe en séance de dédicaces, côte à côte avec Luc Dagenais et Ariane Gélinas; la triple menace, la new Quebec invasion. On ne se bouscule pas exactement pour venir nous voir, mais il y a des curieux. C’est le luxe pour nous : nous sommes entourés de lecteurs avides des littératures de l’imaginaire. Et assis au fond d’une épatante librairie, débordant de livres alléchants qui ne demandent qu’à se glisser dans nos bagages pour le retour.
Je retrouve des visages familiers, certains que j’arrive vite à nommer, d’autres moins. Mon passage précédent aux Utopiales commençait à me faire l’effet d’un rêve; après quatre ans, les détails avaient pris du flou, c’était facile de douter que j’avais vraiment eu la chance de trimballer mes romans jusqu’en France. Je croise des gens ici et l’envie me vient de dire : « j’ai fait un étrange rêve, monsieur, et je pourrais jurer que vous y étiez, et vous aussi, madame » et je dois bien reconnaître que c’était plus qu’un rêve.
La journée passe vite. Repas copieux, discours d’ouverture et cocktails, dédicaces, c’est tout juste si j’attrape une table ronde sur la « machine à différences » et l’évolution de l’ordinateur, histoire de satisfaire mon informaticien intérieur. On nous offre aussi un vernissage, pour l’exposition Blueman on Tour : des photos d’un homme dans un drôle de costume bleu, photographié un peu partout sur la planète. Un être un peu étrange allant à la rencontre des gens où qu’ils soient. Une partie de l’exposition est plutôt constituée de ces gens : des vidéos montrant chacune un homme, une femme ou un enfant debout, regardant la caméra et donc le visiteur de l’exposition, lui parlant ou gesticulant parfois, leur image projetée grandeur nature. On longe le mur et l’on fait une rencontre après l’autre.
Le festival est un solide bain de foule par moments; c’est encore le cas en terminant la soirée au bar du Lieu unique. Au-dessus d’un plancher de danse bien rempli, on projette Hell’s Club Part Two: Another Night , où des personnages de films disparates (dont Rick Deckard de Blade Runner et Blade de… Blade tout court) se retrouvent dans une même boîte de nuit et finissent par affronter des xénomorphes. L’atmosphère ici me plaît. C’est l’Halloween et certains des danseurs sont déguisés. Je pourrais y traîner longtemps mais le festival commence à peine; je me réserve des forces pour la suite.
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Le décalage horaire n’est plus qu’un souvenir. Je suis ravi d’être ici, parmi mes semblables, à célébrer une passion commune, et je mesure toute la chance que j’ai de me faire offrir cette expérience. On ne peut jamais compter sur de telles occasions, mais au fond, en tant qu’auteur, on ne peut compter sur rien. La visibilité et les revenus de droits d’auteur dépendent de la qualité de notre travail mais aussi de l’auditoire, des médias, des efforts déployés par l’éditeur et beaucoup, carrément, de la chance. Ce qu’on peut faire, c’est user de stratégie, se positionner, et tenter de bâtir, graduellement, sur le peu qu’on acquiert. Profiter, aussi, des appuis à notre disposition : les organismes subventionnaires, le droit de prêt public, etc. Ma présence aux Utopiales est financée par les éditions Alire, par les Utopiales (produites par la Cité des congrès de Nantes) et par le Conseil des arts et des lettres du Québec. Ça fait beaucoup de gens. Je m’efforce de me montrer digne de leur confiance, et de ne pas m’enfler la tête pour autant. À faire ce métier, on développe parfois un rapport particulier avec son égo. Je ne suis pas un nobody, pas une vedette non plus. Je suis un auteur professionnel. J’essaie de me comporter comme tel et je prends soin de savourer ce que le métier m’apporte. Les voyages mais, plus simplement, les rencontres, les découvertes. La richesse se trouve là.
Quelques questions intéressantes reviennent dans les discussions auxquelles j’assiste. La question de la diffusion et de la visibilité, par exemple. Les livres des littératures de l’imaginaire sont peu couverts par les médias généralistes français; les livres québécois sont peu visibles dans les librairies françaises, et certains excellents éditeurs français spécialisés en imaginaires ne sont pas assez visibles chez nous. J’assiste à la présentation de « l’Observatoire de l’imaginaire » où l’on dresse un portrait détaillé de la situation française, statistiques à l’appui. La vedette des Utopiales cette année, c’est Alain Damasio, dont le roman Les furtifs, paru cette année, en est déjà à 95 000 exemplaires vendus: il se mérite un point à lui seul à l’ordre du jour de l’Observatoire. Un phénomène – à cette échelle, du moins. Tout est relatif.
En table ronde, il s’exprime avec aplomb, il dénonce, il revendique. Ça ne doit pas nuire auprès des médias. Lui et ses confrères de la table ronde « Secret défense » explorent la question de la responsabilité de l’auteur. Le sujet s’invite aussi dans la table ronde « La fantasy peut-elle apporter un nouveau regard politique? » avec Ellen Kushner, Deliah Sherman et Jo Walton – un bon trio. Le sujet s’invite de plus en plus dans mes propres réflexions, d’ailleurs. J’ai beau écrire des histoires farfelues, la réalité ne m’en rattrape pas moins. C’est dans cette optique que j’assiste à « Décoder le mécanisme de la pensée réfractaire ». On y parle entre autres des difficultés rencontrées dans la diffusion de l’information scientifique. C’est un aspect des Utopiales que j’apprécie particulièrement : on y fait une place de choix à la littérature et à la science.
À la bouffe, aussi. Les invités ont accès midi et soir à un buffet fort respectable – nourriture et vin. Ce n’est pas qu’à la librairie qu’on court le risque de prendre trop de livres.
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Le vendredi après-midi, la foule bat des records. Devant chacune des pièces, une file de gens attend le prochain événement; les files serpentent, s’étirent, envahissent les espaces communs. Des gens partout, déguisés pour certains. Je croise le cavalier sans tête au pied des escaliers roulants (il n’a pas son cheval, heureusement). On peine à circuler. Je bats en retraite au bar, sur la mezzanine – où toutes les places sont prises. Quand j’attrape une table, miraculeusement, ce n’est pas long avant que quelqu’un vienne s’asseoir sur l’autre chaise. Il faut bien. On jase un brin.
Je retrouve là l’un des paradoxes du métier. Bon nombre d’écrivains sont introvertis : il y a un certain plaisir confortable à écrire des histoires puis les offrir aux gens sans avoir à rencontrer ces gens pour autant. Par contre, si l’on veut faire sa part pour que nos livres vendent, on gagne à sortir de chez soi, à être vu, à aller à la rencontre des foules, à leur mettre dans les mains notre dernière oeuvre. Par moments, je me sens quasi comme le Blueman : un être un peu étrange, un peu maladroit, allant de rencontre en rencontre, de visage en visage. Et tout comme dans l’exposition, il y a là quelque chose de sympathique. Créateurs, scientifiques, organisateurs, bénévoles: je rencontre des gens allumés, généreux, ouverts. J’apprends à leur contact. Ça vaut bien la peine de sortir de chez soi.
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TGV vers Charles-de-Gaulle. Il est très tôt : le soleil, lui, a du bon sens et refuse de se lever. On ne voit que nos reflets dans les fenêtres, on se croirait dans un tunnel. Parfois une ville passe et des lampadaires scintillent dans le noir. J’essaie de dormir mais j’en remarque davantage les sons : un sourd grondement constant, des cliquètements, des sifflements variables, et l’occasionnel coup de vent d’un train qui file en sens inverse.
Je lis, plutôt. En festival, on discute de littérature, toute notre présence en dépend, mais je peine alors à trouver du temps pour lire ou écrire. Un autre paradoxe.
Après le train, l’avion. Je lis encore. Sur ce vol aussi, on nous fournit à chacun un écran à hauteur du visage. J’ai éteint le mien pour lire sur celui de mon ordinateur. De l’autre côté de l’allée, une femme délaisse le film dans son écran pour se pencher sur l’écran de son téléphone. Puis elle lève les yeux et retrouve le personnage de son film, qui est en train de consulter son propre téléphone.
Les Utopiales ont passé trop vite, bien sûr. Je croise les doigts pour qu’on m’invite de nouveau. L’espace de quelques jours, elles constituaient la totalité de ma réalité. Du coup, l’avion et ses écrans me paraît irréel, l’idée du retour aussi, un petit peu. Mais ça passera, en même temps que passera le décalage.
Quelques liens encore…
Pour découvrir l’édition 2019 :
- la couverture effectuée par ActuSF (incluant l’audio de nombreuses tables rondes) ainsi que leur album photo sur Facebook
- le canal YouTube « Ideas in Science » offre des enregistrements de quelques-unes des tables rondes
- Quelques tables rondes choisies :
- La machine à différences (audio)
- La fantasy peut-elle apporter un nouveau regard politique? (audio)
- Secret défense (audio) (où il a notamment été question d’un programme du Ministère des armées impliquant des auteurs de SF, ce qui a soulevé des questions intéressantes depuis)
- Décoder le mécanisme de la pensée réfractaire (vidéo)
- Se décoder d’un continent à l’autre (audio) (à laquelle participaient mes compatriotes Ariane Gélinas et Luc Dagenais)
- Cryptographie (audio) (à laquelle je participais)
- Humour, langue et science-fiction (audio) (idem)