Aéroport Pierre-Elliott-Trudeau. En arrivant à la porte d’embarquement, je trouve mes confrères : Sébastien Chartrand et Claude Janelle. Nous sommes tous trois publiés par la maison d’édition Alire, qui, on dirait bien, nous a jugés sortables : assez pour nous envoyer à Nantes pour les Utopiales, festival de science-fiction renommé. Bientôt, nous faisons la file sagement en discutant des frontières floues qui délimitent les genres. Claude est l’autorité en la matière, ayant rédigé le DALIAF (le dictionnaire des auteurs des littératures de l’imaginaire en Amérique française). Sébastien, lui, en est au deuxième roman d’une série qui explore, explique et remixe les légendes québécoises : une œuvre un peu dure à classer. Nous discutons d’une nouvelle en particulier où le bruit d’un avion fait la différence entre fantastique et science-fiction.
Embarquement. Décollage. Le bruit d’un avion nous entoure pendant près de sept heures. Puis c’est l’aéroport Charles-de-Gaulle, et un autre avion pour une heure de vol encore.
À Nantes, le chauffeur de taxi nous présente la ville à mesure que nous nous y enfonçons. « Vous devez voir l’éléphant mécanique », nous dit-il. Et il y a peut-être un dragon ou un ptérodactyle, aussi, à moins qu’il ne soit parti. Des bêtes énormes, en tout cas. Ça vient me remuer le cinéma, j’imagine des batailles de kaiju.
À l’hôtel, nous nous séparons. Je pose mes valises et sors manger, déterminé à m’accoutumer tout de suite à l’heure locale. Ma soirée est déjà planifiée. Après huit heures de vol et cinq heures de décalage horaire, quoi de mieux que d’assister à une pièce de théâtre expérimental?
System Failure
Je retrouve mes compagnons de voyage ainsi que l’autre moitié de la délégation Alire: Louise Alain, directrice commerciale, ainsi que Jean Pettigrew et Philippe Turgeon, qui m’ont tous deux dirigé dans la révision de mon nouveau roman. Nous découvrons le lieu unique, sorte de centre culturel aménagé dans l’ancienne usine LU (oui, la source des biscuits). Assis dans une pièce sombre, nous regardons un long objet blanc poindre du côté jardin et s’avancer lentement en travers de la scène. Aux deux tiers de son progrès, je ris un peu en comprenant qu’il s’agit d’une barre de chargement.
Une fois le chargement terminé, le programme commence. On nous projette en fond de scène un bon vieil interface texte, on fait apparaître les comédiens qui tournent lentement sur eux-mêmes comme des personnages de jeu vidéo attendant qu’on les sélectionne. Un scénario est sélectionné et les comédiens s’activent. Leurs voix sont pré-enregistrées: lip sync du début à la fin. System Failure mêle métafiction et parodie de vieille SF télévisée. Les effets sont plutôt réussis et ce, à partir de moyens simples: lampes de poche, duct tape, bande sonore. On prétend qu’un ordinateur génère la pièce; quand celui-ci a des ratés, la pièce se déglingue, saute, et les comédiens simulent ces ennuis techniques avec brio. J’en ressors songeur: la mise en scène était intéressante, mais j’aimerais voir une version où l’on donne aux personnages la chance de vivre un peu malgré tous les effets.
Un début éléphantesque
Le lendemain, je pars en quête de l’éléphant. Heureusement, il vagabonde peu. Je débarque du tramway aux « chantiers navals » et je traverse une branche de la Loire. Du coup, je commence à apprivoiser la géographie et l’histoire de la ville: ici, sur une île au milieu de la rivière, on fabriquait des bateaux. Ce que l’on appelle « les Machines de l’île » fait écho à ce passé industriel et aussi à l’imagination d’un citoyen célèbre, Nantes étant la ville natale de Jules Verne. N’ayant pas le temps pour la visite en bonne et due forme (incluant un carrousel, une galerie et un atelier), je me contente de trouver et d’observer l’éléphant. Il est imposant: une créature carnavalo-steampunk munie de balcons emplis d’humains. Il marche lentement, suivant un circuit immuable, et arrose parfois de sa trompe la foule d’enfants ravis qui couraillent devant lui. Le temps est gris mais ça me paraît approprié: on devine chez la bête cette espèce de sage tristesse propre aux éléphants. C’est dans son oeil, dans ses barrissements aussi. Peut-être s’ennuie-t-il du dragon, dont je ne vois nulle trace.
À défaut d’un dragon, il y avait tout de même d’autres animaux plus modestes à découvrir.
Je reviens au centre des congrès et découvre enfin les Utopiales. Pas de tristesse ici: que de du fourmillement, le plaisir des retrouvailles pour les habitués, le plaisir de la nouveauté pour moi. Du grand déploiement: bon nombre de tables rondes prendront place sur une grande scène dans le vaste espace central, haut de plafond, empli de fans.
Une foule de début de congrès: la fin de semaine, pas un siège ne reste libre et il peut se former un sérieux attroupement tout autour.
Sur les côtés de cet espace se trouvent des expositions, des tables de divers organismes ainsi que l’incontournable librairie. Des livres de genre à n’en plus finir, romans, recueils, bédés, livres d’art, le genre d’endroit où je remplirais aisément une demi-douzaine de valises si j’en avais les moyens.
Bonne chère et bonne compagnie
Mon expérience des Utopiales débute de façon somme toute appropriée pour un festival français: par un repas. Midi et soir, les invités se retrouvent dans une grande salle pour profiter d’un somptueux buffet. Viandes froides, salades, deux mets principaux, fromages, desserts… (Philippe soupçonne qu’on nous engraisse pour nous dévorer; je suis prêt à le croire.) Et il y a du vin, tant qu’on en veut. Nous recevons aussi des coupons pour le bar et je me rends compte que, si je le désire, je pourrais vivre mes Utopiales dans un état d’ivresse constante sans débourser un sou.
Je me contente d’un verre ici et là. Mieux vaut rester alerte: ces repas sont des occasions de rencontres et de conversation. On arrive, on s’asseoit à une table à moitié pleine, on se présente. D’un repas à l’autre, je reconnais quelques visages: des auteurs croisés à Montréal en 2007, année où la Convention nationale française de science-fiction s’était tenue au congrès Boréal. Je me retrouve dans une énième conversation sur l’opposition entre les genres et la littérature « sérieuse », sujet auquel Jean-Claude Dunyach, vif et éloquent, apporte quelques bons arguments. Je fais la connaissance d’auteurs, photographes, peintres et j’en passe, et constate une fois encore combien le monde est petit: plusieurs ont publié au Québec ou l’ont visité, et tout le monde connaît Élisabeth Vonarburg.
Et c’est sans compter les déjeuners (où Stéphanie Nicot m’explique la différence entre Utopiales et Imaginales). Et le 5 à 7 organisé par Alire, où des blogueurs français viennent nous découvrir. Jean présente ses auteurs et nous faisons chacun l’objet d’une brève séance de photos, comme des vedettes hollywoodiennes sur le tapis rouge. Rencontres sympathiques ici aussi, mais on m’attend pour une table ronde alors je m’enfuis bientôt comme un voleur.
Parlons science-fiction
Je ne participe qu’à deux tables rondes, mais j’assiste à bon nombre en tant que spectateur. Dans celle sur la science-fantasy, Jérôme Noirez présente la magie comme étant synonyme d’étrangeté plutôt que de pouvoir; il la veut matérielle, charnelle, nourrie de glaire s’il le faut — une ressource tout de même peu exploitée. Pour Catherine Dufour, qu’on explore magie ou technologie, c’est dans les limites que ça se joue: le hoverboard de Back to the Future II devient intéressant quand il arrête de fonctionner. La discussion passe aux tabous et on lance l’idée d’une anthologie de la nécrophilie pour adolescents – à suivre…
La table ronde sur le regretté Terry Pratchett inclut son éditrice française ainsi que son traducteur, Patrick Couton. C’est fascinant d’écouter celui-ci parler de ses choix et du plaisir d’arriver à bien traduire une blague. L’humour de Pratchett dépend souvent de jeux de mots et de références culturelles: Couton se trouve souvent à les transposer à la culture française pour arriver à un effet équivalent. Il peut difficilement les expliquer par des notes de bas de page, comme Pratchett y a déjà recours si souvent. Il faut aussi rendre le parler des personnages: ainsi, les Nac Mac Feegle, petits hommes à l’accent écossais rustique, s’expriment en ch’ti dans la version française (d’où la traduction du titre The Wee Free Men par Les Ch’tits Hommes libres). Tous les participants rivalisent d’admiration pour Pratchett; Jeanne-A Desbats et Jean-Claude Dunyach le célébrent comme auteur de SF, pour la portée à la fois cosmique et philosophique de ses romans.
Notons aussi la discussion sur les réalités-gigognes. Il y est beaucoup question de cinéma: on cite Inception, The Matrix, eXistenZ, et les nombreuses adaptations d’œuvres de Philip K Dick. L’un des participants, Ariel Kyrou, a justement co-scénarisé un documentaire sur Dick qui sera présenté au festival. Simon Pummell note que Dick justifie peu les mondes qu’il présente, ce que les cinéastes, eux, se sentent souvent obligés de faire – Lost Highway constituant une rare exception. Le cinéma offre souvent des mondes imbriqués telles des poupées russes alors que Dick en mélange l’ordre, si bien qu’on ne trouve pas de base sur laquelle s’appuyer.
Sébastien Chartrand assure bien sa part d’une discussion autour de l’archéologie. Christopher Priest y contribue quelques bonnes interventions: ne manquez pas de l’écouter quand il participera au congrès Boréal en mai 2016.
De mon côté, je suis appelé à parler de la réalité qui dépasse (ou non) la fiction. Je partage la scène avec, entre autres, un géologue du système solaire (Daniel Mège) et un paléontologue ayant imaginé les animaux du futur (Jean-Sébastien Steyer). C’est là l’une des particularités des Utopiales: on accorde une place de choix à la science et aux scientifiques. Étant nettement dépassé côté science, je leur parle en tant que conteur, plutôt, qui prend plaisir à mélanger réalité et fiction.
Joël
Je n’ai qu’une autre intervention sur scène: je rejoins Claude, Jean et Sébastien pour un hommage à notre compatriote Joël Champetier, qui nous a quittés cette année. Ugo Bellagamba nous guide par quelques questions bien placées et nous partageons nos souvenirs devant un public modeste mais attentif. (La discussion au complet est disponible en MP3 sur le site d’ActuSF.) Merci aux Utopiales de nous avoir offert cette occasion de célébrer ensemble un confrère, un ami, et de faire connaître son œuvre.
La perte est grande, mais j’espère qu’on sentira longtemps encore l’influence de Joël. Il a beaucoup donné à la revue Solaris et a tenu à y publier des auteurs de chez nous mais aussi d’ailleurs. Dans cette optique, Jean Pettigrew annonce à la fin de notre hommage la création du prix Joël-Champetier visant à récompenser et publier des nouvelles d’auteurs francophones hors-Canada. Joël nous aura laissé ce souci d’ouverture. Surtout, il aura contribué à former plus d’une génération de nouveaux auteurs: par sa direction littéraire, mais aussi par son exemple. Dans les congrès et autres événements, il restait modeste et facile d’approche, il réagissait avec lucidité et humour; il était toujours prêt à instruire et se fiait à l’intelligence de ses interlocuteurs. Bon nombre des auteurs majeurs de demain auront appris de lui, je crois, et sauront cultiver une attitude semblable. Un sain héritage.
Il n’y a pas que la littérature
Entre les tables rondes, j’explore. Il y a une grande salle de jeu, une librairie usagée, quelques stands où acheter des katanas, des bonbons japonais, des bijoux médiévaux… Près de l’entrée sont posés d’impressionnants vaisseaux spatiaux en blocs Lego – j’en reconnais plusieurs. Au-dessus, on suspend les vaisseaux que les visiteurs s’amusent à construire dans un espace voisin bien fourni en blocs.
On retrouve plusieurs expositions autour de l’aire centrale: les animaux du futur de Boulay et Steyer, une belle variété de planches de bédé, et des toiles de Manchu, qui a réalisé l’affiche des Utopiales cette année. Je savoure ses vastes panoramas de science-fiction, ses vaisseaux soigneusement conçus, la qualité du détail. Mon enfance rattrape mon présent quand j’apprends que c’est lui, Manchu, qui concevait les vaisseaux spatiaux du dessin animé Il était une fois… l’Espace.
Je m’imaginais les Utopiales comme un énorme congrès Boréal et c’est un peu vrai. On y retrouve des activités semblables dans des proportions assez semblables aussi. On y retrouve, en plus, des « cours du soir » et des projections de films, que je manquerai tous hormis le documentaire sur Philip K. Dick. On y croise des pros de longue date qui prennent plaisir à se retrouver et discuter de leur métier. L’événement semble attirer, proportionnellement, un plus grand public: la publicité et l’appui municipal dont bénéficient les Utopiales contribuent, j’imagine, à attirer les curieux.
Signer
Je l’apprécie, cette curiosité. À quelques reprises, je m’installe à la librairie pour une séance de dédicaces. Personne ici ne sait qui je suis, mais certains s’approchent, ouverts à essayer du nouveau. Il me manque le plus nouveau: La Grande Mort de mononc’ Morbide ne paraîtra en France qu’au printemps. Je le laisse savoir, je distribue des signets – non, des marque-page. (Sébastien m’a prévenu: « signet » se dit peu ici, il l’a constaté. « Voulez-vous un signet, monsieur? » « Un… cygnet? Un bébé cygne? »)
C’est une autre occasion de socialiser avec les pros européens. J’ai de brefs mais bons échanges avec Francis Berthelot, Sylvie Lainé, Jean-Luc Marcastel… Nous parlons de carrière, des thèmes qui nous tiennent à coeur. Ici et à d’autres occasions, nous revenons à la question de la diffusion. Nous sommes tous curieux de savoir à quel point les livres de chez nous sont visibles ou non de l’autre côté de l’Atlantique. Les auteurs français sont mieux servis sur ce point, je crois, mais la superbe sélection de la librairie me permet de constater ce que nous manquons tout de même. Cela dit, il existe des constantes, où qu’on se trouve. Anne Robillard est aux Utopiales cette année: ici aussi, on la repère à sa longue file de fans et à l’elfe mauve qui veille sur ses dédicaces.
Repartir
Tout cela passe vite, vous vous en douterez. J’aurai peu vu Nantes, hormis l’éléphant, et un château, et un bar où j’ai bu avec Louise et des Suisses.
La dernière journée, la modeste flotte de vaisseaux Lego est devenue une armada. Je croise Manchu et le remercie pour les siens, de vaisseaux. C’est la journée de la mascarade. Il y avait bien quelques gens costumés jusque là, mais soudain c’est le foisonnement. J’attrape quelques dernières discussions, j’échange quelques « au revoir ». Les haut-parleurs de la grande scène jouent le début de « Kiss Me », petite chanson pop américaine romantique. Puis une guerrière Klingon fait son entrée, armée d’une guitare acoustique, et continue la chanson dans sa langue. Son chant m’accompagne jusqu’à la sortie.
Ce fut un bon festival, bien mené. Merci à Alire, au CALQ, aux organisateurs des Utopiales et à leurs partenaires, qui m’ont permis de me rendre là-bas et de mieux connaître la SFF européenne et ceux et celles qui la créent. Si vous voulez explorer l’événement plus à fond, je vous recommande de passer chez ActuSF, où vous trouverez un journal empli de photos ainsi qu’une couverture incluant beaucoup d’enregistrements intégraux de conférences, entrevues et autres.