Ce billet a paru à l’origine sur le blogue Fractale Framboise et est reproduit ici à peu près tel quel (au plus, j’ai mis à jour certains liens ou corrigé une faute). Notez bien la date de publication ci-dessus: il se peut que certaines des informations présentées dans le texte ne soient plus très actuelles, même si le fond demeure pertinent.
Le cambrioleur s’est introduit chez nous une semaine avant Noël, pendant que ma douce et moi étions au cinéma, plongés dans L’âge des ténèbres. Ce que le cambrioleur nous a volé: un ordinateur portable, un écran plat, et mon sac à dos pour transporter le tout. Pour faire de la place dans le sac, il en a d’abord vidé la moitié du contenu sur le plancher. Il a emporté l’autre moitié – y compris mon cahier d’écriture.
Notre compagnie d’assurances ne remplacera pas le cahier. Enfin, si: ils m’en ont payé un vierge.[1] Je leur ai suggéré qu’ils pourraient payer un écrivain pour me le remplir, ce cahier. On m’a ri au nez.
Je compose donc ce billet dans mon nouveau cahier. C’est le onzième d’une série. Je l’ai débutée, cette série, avec l’épais grimoire noir qu’un ami m’a donné la veille de notre expédition en Europe. C’était censé être un cahier d’esquisses, mais c’est surtout devenu un cahier d’écriture. Je l’ai rempli, et plusieurs autres ensuite, de divers formats. Dans ces cahiers, j’écris tout et rien. Des contes et des nouvelles, des idées crues, des séances de remue-méninges, des billets pour ce blogue, des notes de voyage, des ébauches de personnages… Je les conserve tous, paginés et indexés. On ne sait jamais quand le matériel pourra servir.
C’est satisfaisant de les voir tous côte à côte dans le bas de ma bibliothèque. Ça représente une pratique constante, un cheminement. On progresse dans la vie en laissant une traînée d’encre qui nous rappelle qui on est et d’où l’on vient. Or, je saurai qu’il y a un vide. Le numéro 10 manque à l’appel.
J’essaie d’en reconstituer au moins la table des matières. Pour ne pas l’avoir tout perdu, mais aussi parce que c’est un bon exercice mental. J’y avais consigné un tas de notes pour mon deuxième roman. Pas si grave, j’ai déjà utilisé la plupart de ces notes. Le pire, c’est peut-être l’entrevue fascinante que j’avais faite avec un certain professionnel pour m’aider à étoffer un des personnages principaux du roman. Je serais incapable de l’oublier, cette entrevue, mais j’en perdrai forcément des détails.
Quoi d’autre s’est envolé? La genèse d’une nouvelle fort sympathique que j’en suis maintenant à composer après avoir couché de nouveau mes idées sur papier. Quelques délires impromptus et irreproduisibles. Des notes de mon séjour à Toronto, que j’avais heureusement transformées en billet par la suite. Diverses tentatives boîteuses que j’aurais sans doute trouvées pénibles à relire plus tard: bon débarras. En tout, ce cahier contenait près d’un an et demi de matériel. J’écris de plus en plus à l’ordinateur, alors mes séances de noircissage de papier s’espacent et chaque cahier me dure plus longtemps. Celui-là était presque plein.
Il rôde encore dans ma tête, ce cahier: un léopard n’ayant laissé derrière que le souvenir de ses taches. Ça me rappelle qu’une histoire existe indépendamment de ses mots. Ces jours-ci, j’en suis à écrire certains de mes contes sous une forme publiable. Je les compose souvent par écrit, mais tel que je les conterai, avec des tournures de phrases qui fonctionnent mieux à l’oral qu’à l’écrit. Ils évoluent ensuite: je trouve de meilleures façons de rendre certains moments, ou j’invente de nouveaux détails et je me permets de choisir, à chaque performance, quels détails j’utiliserai. Quand vient le temps de figer un conte par écrit, je peux tenter de transcrire la dernière version orale, mais pourquoi ne pas chercher encore une autre façon de raconter la même histoire? Le texte déshabillé de ses mots brille encore et peut s’épanouir en de nouvelles formes.
Même si on ne considère que l’écrit, la fiction est un drôle de jeu. On ordonne ses pensées, on les développe et les cultive dans la cacophonie du monde, on enfile des mots envers et contre tout. Une fois publiés, ces mots plongent dans ce monde sans nous, et peut-être qu’au fond ils ne nous ont jamais tout à fait appartenu. Nos pensées, codifiées une fois, peuvent encore évoluer, faisant du texte une sorte d’enveloppe désuète, comme la mue d’un serpent. Et le lecteur, qui rencontre l’ancienne forme de nos pensées, les interprète à sa façon et se raconte une histoire qui pourrait nous surprendre.
Tôt ou tard, je figerai à nouveau sur papier les pensées consignées dans mon cahier, et peut-être leur nouvelle forme sera-t-elle plus intéressante que l’ancienne. Et le cahier, lui… Le cambrioleur[2] peut bien l’avoir jeté aux vidanges, mais j’aime m’imaginer qu’il circule. Des milliers de mots en cavale. Mes coordonnées sont sur la première page, faites-moi signe s’il croise votre chemin.
Il n’y a pas de morale à cette histoire, sinon la rengaine du blogueur: au moins, j’en aurai tiré un billet.
[1] Oui, j’avoue, c’était un Moleskine. Je vais régulièrement flâner au café en griffonnant dans mon Moleskine, c’est nécessaire pour établir mon statut de vrai écrivain auprès des organismes subventionnaires. Je me suis aussi entraîné à démonter et remonter ma cafetière à piston en quinze secondes les yeux bandés. Sur l’échelle de 1 à 10 de l’application au métier d’écrivain, je suis Batman. Enfin, presque.
[2] Notons au passage que ce cambrioleur a réussi l’impossible. Il est entré en forçant le mécanisme d’une de nos mirobolantes fenêtres oscillo-battantes – et ce, sans casser la vitre. On les manufacture sur une autre planète, ces fenêtres. Elles sont faites d’un alliage de métaux indestructibles (sauf le mécanisme de verrouillage, qui est en plastique). L’incident nous aura permis d’apprendre qu’il n’y a que deux hommes sur cette Terre qui connaissent le secret de leur fonctionnement et qui soient en mesure de les réparer. Il a fallu les traquer la semaine avant Noël pour leur montrer le miracle et apprendre qu’ils allaient devoir faire venir des pièces de la planète d’origine et possiblement re-fabriquer la fenêtre au complet. « Vous savez, » nous a dit le réparateur depuis, « les gars pis moi, on a essayé à l’usine d’ouvrir une de ces fenêtres-là de l’extérieur. On a jamais réussi. »