Ce billet a paru à l’origine sur le blogue Fractale Framboise et est reproduit ici à peu près tel quel (au plus, j’ai mis à jour certains liens ou corrigé une faute). Notez bien la date de publication ci-dessus: il se peut que certaines des informations présentées dans le texte ne soient plus très actuelles, même si le fond demeure pertinent.

J’aime écouter du jazz en écrivant. Du bon vieux jazz des années ’50 et ’60, surtout: énergique, audacieux, calculé et improvisé par des héroïnomanes géniaux. Comme il n’y a pas de paroles, ça n’interfère pas avec mes centres du langage, et en plus je peux marteler mon clavier en me prenant pour McCoy Tyner.
Souvent, c’est de la science-fiction que j’écris. Je le fais en sachant bien que peu de gens en lisent. On peut se demander ce qui pourrait être fait pour populariser la SF, pour qu’elle cesse d’intimider ou de repousser le lecteur moyen. Or, j’ai tendance à penser qu’il n’y a rien à faire: la SF est comme le jazz.
D’autres l’auront bien noté avant moi: SF et jazz, en comparaison avec leur cousins (la fantasy, le rock), sont des genres plus cérébraux. Peu importe le genre, tout créateur doit choisir sa priorité: le succès commercial ou l’excellence dans son art. Les deux ne sont pas mutuellement exclusifs, mais la quête de l’excellence ne fait rien pour accrocher ces nombreux lecteurs ou auditeurs qui cherchent d’abord à se divertir. L’auteur qui choisit la science-fiction se compromet déjà sur ce point puisque la SF, même si elle cherche à divertir, apporte plusieurs préoccupations supplémentaires. Il suffit d’une bonne mélodie toute simple pour faire une chanson à succès, mais le musicien de jazz ne s’en contente pas: il complexifie la mélodie, en explore diverses variations, la triture au risque de la rendre méconnaissable. Il suffit d’une bonne histoire pour faire un roman à succès, mais l’auteur de SF y intègre des idées complexes, explore à fond les conséquences de son concept de base, jongle avec diverses réalités alternatives ou trames temporelles… au risque de perdre le lecteur non préparé. Pour apprécier la SF ou le jazz, un peu d’effort ne nuit pas.
L’effort du créateur va de soi. Plusieurs des grands jazzmen font figure de chercheurs soucieux de faire avancer leur discipline, de résoudre des problèmes musicaux tant pour le progrès que pour le plaisir. La pièce « Giant Steps » de John Coltrane est née des efforts de son auteur pour établir une nouvelle progression tonale. Cette notion de progrès reste pour moi un des aspects les plus intéressants de la SF. Des concepts frais (l’hyperespace, l’ansible) sont repris par divers auteurs et deviennent intégrés au genre au point de pouvoir servir d’assise à de nouvelles inventions. Les archétypes et les histoires « standards » sont revisités et recombinés. L’invasion extra-terrestre est devenue monnaie courante? Plaçons l’homme dans le rôle de l’envahisseur, ou utilisons un envahisseur intra-corporel plutôt qu’extra-terrestre. Après des années d’aventures cosmiques et de sociétés utopiques, comment ramener la SF à l’échelle humaine et lui redonner de l’impact? Inventons le cyberpunk! Et s’il manque de problèmes à résoudre, on peut toujours en trouver des nouveaux: la Singularité, vous connaissez?
Pour écrire ou lire de la SF, peut-être faut-il aimer se compliquer la vie. Pas surprenant alors si les oeuvres les plus populaires sont celles qui relèguent l’extrapolation et la rigueur scientifique au second plan. Allez dans un festival de jazz, et vous verrez que les spectacles qui attirent les plus grosses foules tiennent bien plus du blues ou de la musique latine. On peut danser sur Star Wars, mais pas sur Singularity Sky.
Ce qui n’aide pas non plus à séduire le public, c’est que depuis leur création, jazz et SF ont eu le temps de produire plusieurs formes confortables mais prévisibles ou insipides. Pour que ça décolle, il faut de la passion, de l’audace, il faut le goût du risque. En l’absence d’une certaine intensité, on ne crée que de la musique de fond ou du space western sans personnalité. It don’t mean a thing if it ain’t got that swing…
Cela dit, il ne faut pas trop me prendre au sérieux: je pense aussi que le conte s’apparente au blues, et je cherche encore une forme littéraire qui serait l’équivalent du punk. J’avoue aussi que ma compréhension du jazz est encore plus limitée que ma compréhension de la SF. Tout de même, l’analogie m’amuse et je serais curieux de savoir ce que des lecteurs plus érudits sauraient en faire. Peut-on jumeler certains mouvements jazz aux sous-genres de la science-fiction? Qui serait le Kenny G de la SF? Le Clifford Gilberto? Et quels sont les prochains problèmes à résoudre?